Piranesi, au cœur du labyrinthe de la mémoire.
Le livre de Susanna Clarke m'obsède et me hante depuis que je l'ai lu. Voici ma petite analyse sans prétention, avec un peu de spoilers.
Piranesi (Piranèse en français) est un livre de Susanna Clarke sorti en septembre 2020. Dès sa sortie, une hype immense entourait cet ouvrage. Tout le monde en parlait, tout le monde le lisait, et mes proches l’ayant lu me disaient tous “LIS LE C’EST INCROYABLE”.
Malheureusement, j’avais peur d’être déçue et je l’ai mis dans un coin de ma tête, et puis mon amie Marion m’a offert son exemplaire; et je l’ai encore mis de côté. Je repoussais l’échéance me disant que j’irai le chercher au bon moment.
Début Janvier, on était sur le canapé et mon tendre me parle d’un épisode du podcast Le Cosy Corner où Moguri parle justement d’un livre qui avait l’air incroyable. Il me raconte le synopsis et direct je lui demande “Hmmm c’est Piranese ça non ?” “Oui”. Et là, sans vraiment savoir pourquoi, une envie irrépressible de le lire s’empare de moi.
Peut-être que ce sont les mots choisis mais je mourrais d’envie de le lire. Ca tombait bien car le lendemain j’avais un déplacement professionnel avec un train à 6h38. J’ai donc commencé ce livre dans le train, et voilà où j’en suis : complètement obsédée. Mais qu’est-ce donc ce livre ? Pourquoi fait-il tant parler de lui ?
Voici ma critique et mes réflexions sur cet ouvrage; attention, c’est un poil révélateur de certains éléments du livre.
Il existe des lieux qui échappent aux lois du monde. Des espaces hors du temps, où l’écho des vagues résonne sous des voûtes immenses et où des statues aux yeux vides veillent dans le silence. L’incroyable roman Piranesi de Susanna Clarke repose sur l’histoire d’un tel endroit. Un temple infini, voire même un labyrinthe où le vent chuchote des secrets oubliés.
On y suit un homme qui se nomme Piranesi – ou plutôt, qui a été nommé ainsi par l’Autre, seul être humain qu’il connait. Piranesi arpente inlassablement les salles du Palais, recense ses merveilles, écrit ses observations dans de précieux carnets; qu’il indexe par la suite. Il connaît les marées qui viennent s’échouer contre les colonnes et sait où trouver de quoi survivre dans cet univers clos. Il vit en harmonie avec le Palais. Il l’aime, et en retour, Il le guide. Il lui fait confiance.
Mais … dans les murs éternels du Palais une faille se dessine. Piranesi se trouve face à des souvenirs qui n’appartiennent à personne. Sont-ils les siens ? Qui était-il avant d’être Piranesi ? A-t-il toujours vécu ici ? Le Palais est-il un sanctuaire ou une prison ?
La Beauté du Palais est incommensurable, sa Bonté infinie.
La puissance à mes yeux de Piranesi tient dans sa lente révélation. Comme un explorateur avançant à tâtons dans les ruines d’une civilisation oubliée, on découvre peu à peu les vérités dissimulées sous les strates du récit.
L’atmosphère est si envoûtante que je n’arrivais plus à lâcher le livre. Le Palais rappelle les gravures labyrinthiques des temples engloutis de Giovanni Battista Piranesi (qui depuis m’obsèdent, j’ai vraiment besoin de posséder le livre de chez Taschen).
Et pour mon plus grand bonheur les mythes s’entrelacent tous les uns avec les autres. La figure de Dédale dont l’architecture piège et protège à la fois. Le Minotaure invisible, dont le danger n’est peut-être pas là où on l’attend. Orphée, errant entre les mondes, cherchant à se souvenir d’une autre vie. Piranesi est un héros d’épopée sans quête, un explorateur dont la boussole est brisée, un Thésée sans fil d’Ariane.
Mais Piranesi n’est pas seulement un roman d’ambiance. Il est une interrogation sur la mémoire et l’identité. Lorsque l’on retire à un être ses souvenirs, reste-t-il encore lui-même ? Peut-on être heureux dans un monde où l’on ignore ce que l’on a perdu ?
Ce questionnement a fait partie intégrante de mon expérience de lectrice. Comme Piranesi, on entre dans le Palais sans repère. On doit d’abord accepter ses règles, avant de sentir qu’un élément dissonant s’y cache. Et lorsque la vérité éclate, on est submergé par une mélancolie douce-amère.
Avec Piranesi, Susanna Clarke nous offre un récit suspendu entre réalité et illusion.
En refermant ces pages, une question demeure : et si nous aussi, nous étions les habitants d’un labyrinthe dont nous avons oublié l’entrée ? Peut-on être heureux dans l’oubli, dans une existence débarrassée des traces du passé ? N’avons-nous jamais souhaité oublier une partie de notre passé ? Une rencontre, une rupture, un évènement traumatique.
L’autrice ne nous donne pas de réponse définitive, mais son roman laisse planer une douce mélancolie.
Il existe un paradoxe fascinant dans Piranesi : la manière dont l’oubli, souvent perçu comme une perte, peut devenir une forme de libération. Dans le vaste labyrinthe du Palais, où le temps semble immobile, Piranesi vit dans un état de pure présence. Sans passé, sans attachement à une identité ancienne, il trouve une paix que bien des personnes chercheraient en vain dans le monde réel.
Ce roman pose alors une énième question vertigineuse : sommes-nous définis par notre mémoire, ou par la manière dont nous habitons le présent ?
Et ce que je trouve intéressant, c’est que la quête de Piranesi pour comprendre qui il est réellement suit une trajectoire inversée à celle des récits traditionnels. Là où la plupart des histoires de découverte de soi reposent sur la réappropriation du passé, Piranesi semble suggérer que l’oubli peut être une forme d’innocence retrouvée. Au départ, il ne se sent ni prisonnier ni perdu ; le Palais lui suffit, et chaque salle, chaque statue est une merveille à contempler. Ce n’est que lorsqu’il entrevoit la possibilité d’un « avant » qu’il commence à ressentir un manque, une dissonance voire même une angoisse. Cette tension entre la quiétude de l’oubli et le poids du savoir traverse tout le roman.
En mémoire je garde toutes les marées, leurs saisons, leurs flux et leurs reflux.
En mémoire je garde aussi toutes les salles, leur enfilade sans fin, leurs couloirs tarabiscotés.
En filigrane, le texte interroge notre propre rapport à la mémoire. Nous pensons souvent (enfin, c’est ce qu’on nous forcer à penser) que nous sommes la somme de nos souvenirs, que notre identité repose sur une continuité narrative. Mais qu’en est-il si l’on retire cette ligne directrice ? Piranesi est-il moins lui-même parce qu’il ne sait plus qui il était avant le Palais ? Ou au contraire, sa capacité à s’émerveiller, à se réinventer sans le fardeau d’un passé défini en fait-il une personne plus authentique ?
Je retins mon souffle. Fugitivement, j'eus une vision de ce à quoi le Monde
pourrait ressembler s'il comptait des milliers de gens au lieu de deux.
Mais la révélation de sa 'véritable’ identité brise cette illusion. Il n’est pas né ici. Il a été quelqu’un d’autre, dans un autre monde, et ce monde veut le récupérer. Le Palais, qui semblait un sanctuaire, se teinte alors d’ambiguïté. Comme dans le mythe d’Orphée, le retour à la « vérité » implique de quitter un espace de contemplation pour retrouver un monde fait de complexités et de douleurs. Le lecteur lui-même ressent cette perte : il partageait avec Piranesi un espace où le temps ne pesait pas, où la beauté des ruines suffisait à combler l’existence.
Plus qu’une lecture, c’est une expérience que je garderai précieusement, un trésor littéraire qui m’accompagnera toute ma vie, comme un fragment du Palais lui-même.
Pour aller plus loin, je vous propose une petite playlist de morceaux que j’écoutais en lisant !
Lien Spotify - Lien Apple Music
En espérant que tout ceci vous a plu :)
Candice
J'avais adoré Piranesi, que j'avais lu alors que je préparais une exposition sur Piranèse ! Le lire en ayant en tête les gravures était une superbe expérience
Bon d'accord, tu m'as peut-être donné envie de le lire. En tout cas tu m'as rendue bien plus curieuse que ce que je ne l'étais.